Les opérations de manipulation de l’information ont été systématisées par le KGB pendant la guerre froide sous le nom de « mesures actives » (aktivni meroprijatija). Ces techniques visaient à influencer la politique étrangère et la situation intérieure des pays ciblés dans l’intérêt de l’Union soviétique et du bloc socialiste.
Officialisées par un décret de Iouri Andropov du 12 avril 1982, ces mesures comprenaient la manipulation, la désinformation, la propagande et la fabrication de faux. Initialement déployées pour tenter de faire échouer la campagne de réélection de Ronald Reagan, elles ont ensuite été utilisées pour discréditer des opposants et des dissidents, tant à l’étranger que sur le territoire soviétique.
Ces opérations avaient une visée géopolitique claire : influencer les politiques des gouvernements étrangers, créer des tensions entre nations et discréditer certains dirigeants ou institutions. Le texte soulève des questions sur l’efficacité de ces mesures, leur possible résurgence dans le contexte géopolitique actuel, et l’éventuelle « russianisation » des modes opératoires contemporains de manipulation de l’information.
I – Les mesures actives du KGB : un outil utilisé pendant la guerre froide
Les critiques de l’époque reconnaissent une redoutable efficacité aux « mesures actives » soviétiques. Stanford Turner, ancien directeur de la CIA, suggérait que si l’URSS avait appliqué le même dynamisme dans les secteurs industriel et agricole que dans celui de la désinformation, elle aurait surpassé économiquement les États-Unis.
Yves Bonnet souligne le succès remarquable de ces opérations qui ont permis à l’URSS, malgré sa nature totalitaire, de se forger l’image d’un pays émancipateur, défenseur des peuples opprimés et champion du pacifisme. Selon Oleg Kalugin, transfuge du KGB, ces mesures ne visaient pas le renseignement mais la subversion, avec pour objectif de fragiliser les pays occidentaux de l’intérieur et de créer des divisions géopolitiques stratégiques.
Le dispositif des mesures actives soviétiques s’articulait autour de trois niveaux d’action complémentaires : les mesures « noires » (opérations clandestines, agents d’influence, falsifications), les mesures « grises » (utilisation du parti communiste à l’étranger, ONG et instituts de recherche affiliés), et les mesures « blanches » (influence par la diplomatie, les échanges financiers et l’aide humanitaire).
II – Assiste-t-on à un renouveau des mesures actives du KGB ?
Les experts constatent un renouveau des « mesures actives » soviétiques adaptées à l’ère numérique. Richard Dearlove, ancien directeur du MI6, observe une transposition directe de ces méthodes dans le cyberespace, conservant la structure tripartite originelle mais avec des outils modernes.
Les mesures « noires » correspondent désormais aux opérations cyber-clandestines menées par les services russes ou leurs intermédiaires. Les mesures « grises » s’exercent via des blogs, bots, trolls et agents d’influence sur les réseaux sociaux. Les mesures « blanches » s’appuient sur des actions diplomatiques soutenues par des médias comme Sputnik et Russia Today.
Le Service canadien de renseignement souligne que malgré l’évolution technologique, les règles fondamentales de la désinformation demeurent similaires, comparant ce phénomène aux normes du jazz qui restent reconnaissables malgré différentes interprétations. Les réseaux sociaux permettent ainsi de « rajeunir » un modèle vieux de cinquante ans, comme l’illustre l’utilisation de Pokémon Go pour mobiliser des manifestants en 2016.
John Sawers, autre ancien directeur du MI6, confirme cette continuité doctrinale : si les moyens ont évolué, la stratégie reste la même, avec un large spectre d’actions allant du sabotage à l’exploitation du potentiel contestataire des populations. Les opérations russes actuelles représentent un mélange de propagande traditionnelle soviétique et de techniques de communication occidentales modernes.
III – Une posture d’intimidation stratégique
Le Service canadien de renseignement affirme que la Russie a explicitement militarisé sa machine de désinformation, perpétuant directement les « mesures actives » du KGB, avec la technologie moderne amplifiant leur portée, vitesse et impact. Cependant, certains analystes nuancent cette vision, estimant qu’il serait réducteur de considérer les actions informationnelles actuelles comme une simple modernisation tactique.
Ces nouvelles méthodes se distinguent par des procédés innovants adaptés aux spécificités techniques des réseaux numériques, facilitant particulièrement la diffamation et l’amplification des messages, ainsi que la création et diffusion de matériels compromettants (kompromat).
Au-delà des évolutions techniques, les objectifs ont également changé. Contrairement à l’époque soviétique qui promouvait une idéologie alternative, on observe aujourd’hui une « renonciation idéologique » – l’objectif n’est plus tant de convaincre que d’affaiblir en divisant, tout en conservant l’utilité des techniques soviétiques fondamentales.
D’un point de vue tactique, les cibles sont généralement symboliques, avec une forte valeur géopolitique ou politique. L’intention n’est pas nécessairement leur destruction mais l’exploitation du potentiel médiatique de l’action pour maximiser l’effet déstabilisateur. Ces stratégies permettent à la Russie d’occuper une place prépondérante dans les débats stratégiques internationaux tout en renforçant sa puissance à l’intérieur et dans sa sphère d’influence, dans le cadre d’une doctrine d’ « espace informationnel » qui va au-delà des aspects purement techniques du cyberespace.
IV – La « russianisation » des modes opératoires chinois
Le phénomène des « mesures actives » s’est étendu au-delà de la Russie, inspirant d’autres puissances, notamment la Chine. Le Service canadien de renseignement observe que si la Russie, la Chine et les Philippines utilisent toutes la manipulation de l’information pour leur politique intérieure, la Russie se distingue par la sophistication de ses opérations et ses ambitions d’influencer les opinions étrangères et déstabiliser des gouvernements.
Bien que l’expression « mesures actives » soit rarement appliquée aux opérations chinoises, plusieurs experts estiment que Pékin puise largement dans le répertoire d’instruments d’influence développés par le KGB. La gestion informationnelle de la pandémie de Covid-19 illustre cette tendance, lorsque les autorités chinoises ont diffusé la rumeur attribuant l’origine du virus aux États-Unis.
Cette opération rappelle fortement « Infektion », campagne menée par le KGB dans les années 1980, au point d’être qualifiée d’ « Infektion 2.0 » par certains analystes. La principale différence entre ces deux opérations séparées de 40 ans réside dans leur vecteur de diffusion : si l’opération soviétique a nécessité quatre années pour atteindre sa pleine efficacité en utilisant des médias traditionnels, son équivalent chinois s’est déployé en un mois seulement grâce au cyberespace et aux réseaux sociaux, tout en adoptant une posture défensive plutôt qu’offensive.
Ce mimétisme a conduit certains observateurs à parler de « russianisation » des procédés chinois de manipulation de l’information. Le SCRS, sans employer explicitement ce terme, établit un parallèle entre les doctrines russes et chinoises, toutes deux visant à renforcer leur contrôle intérieur et à atteindre leurs objectifs de politique étrangère, que ce soit à court ou long terme.
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Ce passage souligne l’importance de l’information dans les sociétés démocratiques et comment elle peut être manipulée pour saper la confiance des citoyens dans leurs institutions. La démocratie se fonde sur un débat pacifique, contradictoire et éclairé des idées, favorisé par la liberté d’expression et d’information. Cependant, lorsqu’on manipule l’information, on polarise les opinions publiques et on exacerbe les tensions dans le débat public, ce qui nuit à cette confiance essentielle. L’information, jadis source de pouvoir, devient alors un outil de pouvoir en soi, utilisé par les États pour influencer les relations internationales.
L’exemple de la Russie après l’annexion de la Crimée illustre ce phénomène. Hillary Clinton, en 2014, aurait déclaré que la Russie remportait la guerre de l’information en Ukraine, notamment en diffusant des mensonges via les plateformes modernes, rappelant les techniques de propagande soviétiques. Elle estime que cette guerre de l’information est mondiale, et que l’Occident, en particulier, est en train de la perdre face à des stratégies de manipulation efficaces.